Sanglier sanglier
N°93
 
 
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A ST JO…J'ai connu les galères.


Pour des résultats non satisfaisants aux yeux de mes parents, et pour ne pas faillir à la tradition professionnelle familiale, j'entrais à St Jo technique.

A l'automne 1959, je me voyais infliger une peine incompressible de 3 ans. A cette époque, notre école passait aux yeux de tous pour un centre aux règles d'éducation strictes qui menait à une réussite finale presque obligatoire.

Par le témoignage persuasif de quelques voisines connaissant ma mère, je fus donc placé aux ordres des frères.

Cet automne donc, au moment où la nature verdoyante semble s'effacer peu à peu pour laisser place aux rigueurs de l'hiver, j'ai connu les galères.

Sans parler des cours traditionnels théoriques, mes camarades et moi bénéficions de séances d'atelier hebdomadaires.

Par une méthode "choc", nous nous exercions à dominer la matière. En fin de carrière, notre prof, Monsieur HENRIOT, un homme impitoyable enseignait de façon accélérée l'ajustage.
Vêtus de "bleus" tout neufs, le teint rose et les cheveux correctement coupés, nous allions ramer sur la terre ferme. Alignés aux établis, il ne nous manquait que les chaînes.
Notre bourreau, de petite taille, blouse grise couvrant ses chaussures et coiffé d'un béret noir enfoncé jusqu'aux oreilles, opérait sifflet aux dents et longue baguette de noisetier à la main. Un homme dur que nous n'avons, de mémoire, jamais vu sourire. Vietnamien d'origine, visage sombre, que les élèves précédents avaient surnommé "PAPA", pour d'autres, moins complaisants c'était "Poisson chat", peu flatteur, mais plus proche de l'aspect rarement accueillant qu'il dégageait.
Le but de ces séances d'initiation consistait à utiliser correctement les outils.

Ainsi nous œuvrions en cadence, suivant attentivement l'œil du maître comme la chiourme docile rivée à son banc.

Parfaitement ordonnés, limes, scies et autres burins constituaient l'essentiel des instruments. Au coup de sifflet, Papa nous ayant hurlé "limage!" nous saisissions notre lime plate sans dents (meulées au préalable) afin d'en assurer la tenue sur les ailes d'un fer "U" énorme. Opération vaine à nos yeux puisque infructueuse. En rythme et au sifflet nous limions sans conviction pendant au moins 5 minutes. Au signal suivant "Rondin épaulé!" , même combat. Dans un fracas discipliné les limes étaient posées sur l'établi, un fer rond serré dans l'étau et toujours la même résignation au labeur.

Puis suivant "CHIAGE", notre formateur avait du mal à prononcer le "SC" de sciage, mais nous n'osions pas sourire. Là, le vice était poussé à son paroxysme, nous obligeant à utiliser l'outil la lame montée à l'envers, du côté lime. Opération savonnette, pour nous nulle, tout juste scandée par le heurt de la monture sur l'acier de la pièce à l'aller comme au retour.

Pour continuer et à l'unisson, burinage puis martelage, toujours dans le même esprit et sans pause.
Quand, par malheur, l'un de nous ralentissait, Papa retirait son sifflet et ouvrant une large mâchoire, métallique, comme pour parfaire l'ambiance, hurlait aux oreilles du coupable : "attends un tout ti peu toi vieux!" et de sa longue baguette assenait un coup au hasard de son anatomie.

Nous étions terrifiés par les manœuvres pédagogiques de cet énergumène. Jamais l'ombre d'une mutinerie n'a vu le jour, la communication prof-élève étant d'ailleurs quasiment impossible.
Pendant ce trimestre, l'ultime pour Papa, prenant sa retraite, nous n'avons connu aucun autre régime, ni exercice.

La matin, au portail du 22 rue Jeanne d'Arc, nous formions une haie cartables aux pieds. Papa chevauchant sa JONGHY rouge passait stoïque à l'extrême ralenti. Vêtu d'une veste écossaise trop longue et d'un pantalon trop court, mégot froid entre les dents, la tête coiffée d'un "bol" réglementaire le fier cavalier prenait ses fonctions.

Cette vision m'inspire l'idée très imagée d'un gosse peu sûr, jambes écartées à l'extrême, propulsant à grand peine son trotteur. Ou encore l'attitude de justicier impitoyable incarné par CLINT EASTWOOD, mâchouillant son éternel cigarillos dans les films de LEONE.

Comment avançait la machine? Jambes ou moteur?. Peut-être les deux…mystère!…

Après Noël, quand Monsieur FAULLE succéda à "poisson chat", les séances d'ajustage, bien que rigoureuses, nous donnaient l'impression d'eldorado paradisiaque retrouvé.

Manquaient les cocotiers, le bleu turquoise de l'océan et ses rythmes hawaïens enchanteurs baignés de soleil.
Enfin
Richard LEMAITRE